CHAPITRE XVI

Il déboîta de la file des véhicules qui s’apprêtaient à virer à droite dans la rue de l’Union. Il accéléra aussitôt en poursuivant tout droit sur le boulevard, en direction du port.

Un feu l’obligea à freiner. Il jura.

Le feu passa au vert au moment où la petite turboberline allait s’immobiliser.

Graza manœuvra pour devancer un autre véhicule qui redémarrait doucement, tandis qu’il relançait à fond la turbine. Brusquement augmentée, la pression du coussin de sustentation de la turboberline la fit s’élever de quelques centimètres au-delà de sa hauteur normale au-dessus de la chaussée métallisée. L’engin fit un véritable bond en avant, distançant considérablement, en quelques fractions de seconde, le flot de la circulation.

Il voulait en avoir le cœur net.

Il passa en trombe devant l’ancien édifice de la Direction Régionale de la Marine, hésita…

« Virer sèchement à droite ?… Non. Il valait mieux, se dit-il, filer tout droit et faire demi-tour en suivant le sens giratoire autour de la haute colonne qui célébrait la gloire de Christophe Colomb. »

Graza ralentit sensiblement, en jetant de fréquents coups d’œil dans le rétroviseur.

Pour l’instant, le trafic se déroulait de manière tout à fait normale derrière lui. Puis il l’aperçut de nouveau, au moment où il freinait encore pour amorcer un large virage autour du monument.

Un peu gêné sans doute par les dimensions de son véhicule, de type utilitaire, le conducteur faisait visiblement des efforts pour remonter le flot de la circulation en se faufilant tant bien que mal entre les nombreux turbocabs et turboberlines qui encombraient le boulevard. Il venait de profiter de l’élargissement de la voie, devant l’immeuble de la Marine, pour accélérer brusquement en se maintenant sur la voie de gauche.

Graza pinça les lèvres et hocha la tête.

Cela ressemblait fort à une filature, et le Luganien n’en augurait rien de bon.

Il ralentit encore, en réfléchissant pour essayer de déterminer avec exactitude quand, pour la première fois, il avait remarqué la présence de cette fourgonnette derrière lui.

Il aurait parié que c’était dans le courant de la matinée, mais il y avait tant de véhicules de ce genre dans les rues de Barcelone qu’il avait très bien pu être suivi plusieurs fois, au cours des jours précédents, sans s’en être rendu compte.

Graza remontait maintenant vers les Ramblas. Il constata que ses suiveurs ralentissaient aussi, après l’avoir presque rejoint.

Il fut tenté de prévenir Kahaz, ébaucha même un mouvement pour pousser le contact du petit émetteur dont il disposait à bord.

Une sorte de pressentiment le poussa à suspendre son geste.

Il tourna à droite pour gagner la vieille place Royale, constata dans le rétroviseur que l’autre véhicule continuait tout droit, en direction de la place de Catalogne.

 

 

A bord de la fourgonnette, les deux techniciens du Centre d’écoute terrestre du Tibidabo s’estimaient satisfaits.

Il s’est certainement aperçu de quelque chose, dit pourtant l’un d’eux, l’air préoccupé.

Crois-tu, vraiment ?

Oui, je le crains… Nous sommes vraiment des amateurs ! Nous n’aurions pas dû lui filer le train quand il a déboîté… D’autant moins que nous pouvions retrouver sa trace dès qu’il aurait utilisé son émetteur… C’était à coup sûr une manœuvre destinée à définir si…

Oh, après tout, ce n’est pas notre boulot ! Et ça n’a pas beaucoup d’importance… Nous en savons maintenant assez !

Assurément… Le véhicule nous intéresse d’ailleurs moins que l’émetteur fixe de la rue de San Pablo… En tout cas, tu as vu : le conducteur s’apprêtait à rejoindre le quartier chinois par la rue de l’Union, lorsqu’il a soudain changé d’idée. Cela ne laisse subsister aucun doute : il regagnait certainement l’immeuble avec lequel il échange parfois quelques brefs messages.

Son compagnon approuva d’un hochement de tête.

N’empêche, poursuivit l’autre, si nous lui avons mis la puce à l’oreille, il risque maintenant de se tenir sur ses gardes… Il va aussi prévenir ses acolytes, et si le Centre avait l’intention de demander une intervention…

C’est vrai ! le coupa l’autre. Ils peuvent désormais lever l’ancre avant que cette intervention ait été déclenchée…

Leur satisfaction cédait peu à peu la place à une certaine inquiétude.

Les deux hommes avaient même l’impression, maintenant, d’avoir commis une erreur qui pouvait avoir de graves conséquences.

Des répercussions imprévisibles…

Et le fait que cette fausse manœuvre ait été involontaire de leur part ne changeait rien au résultat alarmant qu’ils prévoyaient.

Oui… Nous ferions peut-être mieux de faire un rapport en omettant de signaler que…

Il s’interrompit, hésitant, coula un regard vers son compagnon.

Sans rien dire du piège dans lequel nous sommes bêtement tombés ? demanda ce dernier.

Qu’en penses-tu ?

Il réfléchit un instant.

Je crois que tu as raison, en effet. De toute façon, nous avons fait notre travail ! Après, si les oiseaux sont envolés…

Il eut un geste vague de la main.

Tout compte fait, ce n’était pas leur affaire.

 

*

* *

 

Le commissaire Montero la regarda pendant quelques secondes, en silence, en s’efforçant de mettre dans son expression toute la bienveillance possible.

C’était une situation extrêmement difficile, complexe, et il en était si profondément troublé qu’il ne savait pas très bien comment entamer cet entretien.

Devant lui, Maribel Mateu était encore très pâle. Elle semblait pourtant avoir recouvré un peu de son calme.

Il toussota.

Ecoutez, dit-il enfin, certaines vérifications nous ont apporté la preuve que vous êtes victime d’une… d’une machination qui demeure un mystère, pour nous comme pour vous. Nous pouvons désormais admettre que votre véritable identité est bien celle que vous dites.

Il fit une pause, sembla chercher ses mots :

Il nous reste à… à essayer de comprendre, mademoiselle Mateu… Pour cela, il faut que vous nous aidiez. Il est absolument nécessaire que vous fassiez un effort pour vous souvenir de…

Elle émit une sorte de gémissement.

Essayer de me souvenir !… souffla-t-elle. Je ne fais que ça ! J’ai l’impression de devenir folle…

Certainement pas ! protesta-t-il avec une certaine véhémence.

C’était en fait ce qu’il redoutait : qu’elle devienne folle… Il y avait de quoi, sans doute… Mais il fallait qu’elle résiste. Ils avaient besoin d’elle ; ils savaient même qu’ils ne pourraient rien faire si jamais elle flanchait.

Certainement pas ! réaffirma-t-il. Vous avez subi un choc, c’est indiscutable, mais c’est tout… Et j’admire votre force de caractère, mademoiselle. Sincèrement, je crois que beaucoup de gens ne résisteraient pas comme vous le faites à une épreuve aussi... aussi…

Il ne trouva pas de qualificatif et dissimula sa gêne en toussotant de nouveau un peu.

Il y a un « trou » dans votre existence, mademoiselle Mateu. Une période qui a duré quelques heures, quelques jours, ou quelques semaines… Nous l’ignorons pour l’instant… Nous savons, pourtant, qu’elle a pris fin quand vous vous êtes rendu compte, au parc Güell, que quelque chose… disons que quelque chose ne tournait pas rond… Qu’avez-vous fait, que vous est-il arrivé pendant cette période dont vous ne gardez aucun souvenir ? C’est ce que nous devons découvrir ensemble… Pour cela, il faut que nous déterminions d’abord, aussi exactement que possible, la date à laquelle cette amnésie s’est déclarée, et que nous sachions aussi ce qui s’est passé auparavant, afin de définir éventuellement les causes de votre perte de mémoire… A partir de cette date, nous nous efforcerons de reconstituer votre emploi du temps… Il faut que vous nous aidiez, répéta-t-il.

Elle approuva d’un signe de tête, pensive.

Elle ne comprenait pas… Elle n’était plus elle et elle se sentait pourtant elle-même, inchangée, avec les mêmes goûts, les mêmes penchants, les mêmes défauts et qualités sans doute…

Je travaille…, murmura-t-elle après quelques instants de silence. Mon employeur… Oui, il devrait logiquement savoir depuis quand je ne suis pas venue !

En effet, dit Montero en consultant sa montre, mais il est sans doute trop tard pour le contacter aujourd’hui… A moins que vous ne connaissiez son adresse privée, ou celle d’un collègue, ou un numéro de téléphone ?

Non… Nous ne nous voyons pas en dehors des heures de travail.

Le commissaire eut une petite grimace de contrariété.

Regrettable…, dit-il. Cela risque, si nous nous en tenons à ce conduit, de nous obliger à attendre jusqu’à demain, ou à entreprendre des recherches qui peuvent être assez longues… Et croyez bien que nous avons hâte, autant que vous sans doute, de découvrir les tenants et les aboutissants de cette affaire… Votre famille ?

Je vis seule… Je l’ai déjà dit à l’inspecteur.

Oui… Dans une pension, peut-être ? Ou chez quelqu’un qui vous héberge, qui pourrait… ?

Non ! le coupa-t-elle. J’ai un petit appartement indépendant.

Il lui tendit la copie de la fiche signalétique qu’on lui avait fournie.

A cette adresse ?

Oui, répondit-elle après y avoir jeté un rapide coup d’œil.

Son assurance renforça le commissaire dans sa conviction.

Cette fille ne jouait pas la comédie. Elle se nommait vraiment Maribel Mateu, même si son physique était maintenant différent…

Il faut trouver autre chose, insista Montero en la regardant.

Elle hocha la tête.

Des voisins ? demanda-t-il.

Non… J’ai des voisins, oui, mais je n’entretiens pas de relations avec eux… J’ai un caractère assez… assez indépendant, sans doute… Si l’un d’eux a remarqué mon absence, il ne sait probablement pas depuis quand je n’ai pas regagné mon domicile…

Elle faisait des efforts, c’était évident. « Mais, se dit-il, elle devait naturellement avoir un certain mal à ordonner ses souvenirs après le choc émotionnel qu’elle avait subi. »

« En outre, pensait-il, l’habitude de la drogue ne devait pas arranger les choses… »

Attendez…, souffla-t-elle… Oui… oui, j’ai récemment passé plusieurs soirées en compagnie d’un… d’un ami… Avec Rafael… Oui, Rafael Santiago, j’en suis sûre !

Le commissaire poussa un soupir de soulagement. Ce Rafael Santiago allait certainement pouvoir lui indiquer une date exacte.

Ce serait un point de départ.

 

*

* *

 

Il ne restait plus, sur les couchettes installées dans la plus grande pièce de l’appartement de la rue de San Pablo, qu’une dizaine de Luganiens.

En l’espace de quelques jours, trente des survivants de N’Ghornogö avaient retrouvé une existence physiologique normale.

Il n’en restait plus que dix maintenant, mais Kahaz ne pouvait s’empêcher de penser que ce calcul était terriblement illusoire… Plus que dix ici, oui, mais plusieurs milliers d’autres attendaient leur tour sur la lointaine Lugana.

Un pli soucieux barrait le front de Kahaz.

Les nouvelles apportées par Graza signifiaient indubitablement qu’un danger planait au-dessus de leur organisation.

Incompréhensible ! grogna-t-il. Nos émissions ont été très rares, et il n’y a d’ailleurs aucune raison pour qu’on s’occupe particulièrement de nous… A moins d’un hasard…

A moins d’un hasard, oui… Ce même hasard qui avait servi Kurt Jürgenmeyer, quelques jours auparavant.

Ce même hasard, encore, qui avait voulu que l’une des recrues de Kahaz soit une droguée notoire…

Tout un concours de circonstances adverses, qui venaient compliquer terriblement une tâche déjà difficile.

Nous ne pouvons pas courir le risque d’être pris dans cette souricière, dit Yahinn. Si l’émetteur mobile a été repéré, le nôtre est aussi connu, à plus forte raison…

Kahaz eut un geste d’humeur.

Que faut-il faire ? demanda-t-il, un peu véhément. Abandonner ?… Il y a ici les résultats de plusieurs années de travail… Cet appartement représente le seul espoir de plusieurs milliers des nôtres… Leur seul espoir !

Yahinn hocha tristement la tête.

Il savait tout cela, mais il pensait aussi que tout espoir ne serait pas perdu tant qu’ils resteraient libres.

Libres et inconnus…

Par contre, s’ils prenaient le risque d’être arrêtés, ce serait vraiment l’effondrement, la fin de toute possibilité de salut pour les réfugiés de N’Ghornogö.

Il s’employa à convaincre Kahaz :

Repli temporaire sur le vieux monastère… Wuhr restera dans le quartier afin de se tenir au courant de la suite des événements…

Non ! j’y resterai moi-même, dit Kahaz. Je connais ce secteur mieux que vous tous.

Justement ! Tu y es trop connu sous le nom de Montoya ! Ce serait imprudent. Wuhr passera, lui, tout à fait inaperçu.

Kahaz dut se rendre peu à peu aux arguments de Yahinn et de ses compagnons.

La mort dans l’âme, il prit des dispositions pour faire évacuer rapidement le local, en y abandonnant les diverses installations et le précieux réceptodiffuseur, qui ne pouvaient évidemment pas être démontés et déménagés dans un délai très bref.

Ils y laisseraient également trois Terriens dont ils ne voulaient pas s’encombrer.

Malgré les assurances de Yahinn et des autres, qui voulaient croire que ce n’était qu’une fausse alerte et qu’ils pourraient bientôt reprendre leurs travaux, il avait l’impression que c’était la fin précipitée d’une mission très importante qui n’avait fait que commencer.

 

 

Quelques heures plus tard, le Centre d’écoute terrestre du Tibidabo captait un nouveau message dans la même langue incompréhensible.

Sans prendre de précautions spéciales, puisque aussi bien la présence de l’émetteur avait forcément été détectée, Kahaz adressait à Hanagah un rapide compte rendu de la situation, avant de quitter l’appartement.

La réponse du commandant de la base spatiale lui enleva d’emblée les quelques illusions fragiles qui lui restaient encore.

Il fallait songer sérieusement, dit Hanagah, à une évacuation beaucoup plus réelle que cette simple retraite vers le vieux monastère qu’ils avaient envisagée…